
Fin de séance avec Monsieur Prof.
Depuis son AVC, il se débat avec des douleurs et sensations très pénibles sur la moitié de son corps, devenu défaillant, instable. A travers son esprit qui s’embrume, il tâche de contrôler le moindre de ses gestes, et surtout de s’arranger comme il le peut avec sa dépendance et l’environnement particulier de l’EHPAD.
Un peu plus tôt, se réveillant de sa sieste avec l’intention de se dégourdir les jambes, ne sachant plus très bien où il en était -comme souvent maintenant après le sommeil-, il m’avait demandé de « le remettre d’aplomb ». Pour se raccrocher à la réalité, nous avons marché ensemble, en tâchant de porter notre attention sur nos appuis, notre posture et notre regard – d’autant plus important pour M. Prof qui a perdu une partie de son champ visuel gauche, à cause de l’AVC aussi- puis sommes revenus à sa chambre pour un temps de relaxation, à l’aide de pressions profondes et d’effleurages des bras.
« – M. Prof, j’aimerais savoir si votre ressenti de votre corps s’est modifié entre le moment qui a précédé nos expériences de marche « concentrée » et de massage, et maintenant.
– Je ne suis pas sûr de savoir où vous voulez en venir… »
Après 6 mois de suivi, je connais bien le goût -et l’érudition !- de M. Prof pour la peinture, qu’il a pratiquée et enseignée.
« – Imaginons que votre corps soit un tableau, une œuvre picturale. Est-ce que les formes et les couleurs se sont transformées entre le début de la séance et maintenant ?
– Oh oui, beaucoup ! Avant, c’était du Picasso, très abstrait, tranché, brutal… maintenant c’est comme… ce peintre russe, je crois… je n’arrive pas à retrouver son nom… qui a peint l’opéra à Paris…
– L’opéra Garnier ? Je vais chercher ça, attendez. *je dégaine mon smartphone*. Est-ce que c’est Chagall ?
– Oui !! Chagall. Cherchez sur Google… c’est beau n’est-ce pas ? C’est fluide, sans arrête.
– Moins abstrait que Picasso ?
– C’est ça ! Montrez moi ce que vous avez. *Je lui tends mon smartphone*. Oui voilà… c’est imaginatif, poétique…
– Donc vous êtes passé d’un corps « Picasso » à un corps « Chagall »… ce n’est pas rien ! »
Il fait une pause, sourit, et soupire.
« – Dites donc, vous avez un beau métier…. »
